dimanche 14 décembre 2008

La Coupure

Ça fait six mois et demi. Tout a commencé, je m’en souviens, le jour de noël. Il devait être huit heures du matin quand on s’en est aperçu. Ludovic, mon fils, a allumé la télé. Il a appuyé sur le bouton. Rien. Un écran bleu. Des grésillements. Rien. Comme si quelqu’un avait débranché l’antenne. Après avoir appuyé dix fois sur chaque bouton de la télécommande, il s’énerva et commença à taper par terre. Ma femme essaya d’enlever, puis de rebrancher le câble. Rien. Aucun changement. Elle me demanda d’aller sur le toit pour arranger l’antenne. En sortant de la maison, je fus surpris. Les autres voisins étaient sur les toits de leurs maisons, branchant, rebranchant, réorientant les antennes. Et rien. Pas une seule télévision ne fonctionnait dans le quartier. Les femmes, réunies devant les portes, n’en revenaient pas. Toutes sortes d’hypothèses apparaissaient pour expliquer cet étrange incident. Une panne. Un vent trop violent. Une grève.
Ma fille, Estelle, sortit de la maison et vint me trouver. L’internet était coupé aussi. Pas de connexion. Une panne générale. En sortant mon portable de ma poche, je me rendis compte que je n’avais pas de réseau. Même en me déplaçant, le réseau restait introuvable. Dans la rue, les gens commençaient à paniquer. Nous étions tout à coup coupés du monde. Isolés. Seuls. Tous nos moyens de communication avaient cessé de fonctionner. J’essayais de me convaincre que la panne était passagère. Quelques heures. Des voisins passèrent à la maison. Nous ne parlions que de la panne. Même quand nous évoquions d’autres sujets, nos esprits demeuraient angoissés par cette catastrophe.
Le repas de noël fut triste, ce soir là. Après avoir mangé, nous nous sommes assis dans le canapé, tous les quatre, devant le poste de télévision éteint. Au fond de chacun d’entre nous, le secret espoir que l’image revienne, que la voix rassurante reprenne. Cependant, en même temps, la douloureuse question. Et si ça ne revenait pas? Et si ça restait coupé pour toujours? Après quelques longs silences, nous sommes allés nous coucher, priant pour que le lendemain au réveil le petit écran soit allumé. Au petit matin, n’arrivant plus à dormir, j’allumai la télé. Toujours rien. Ludovic commençait déjà à pleurer de ne pas pouvoir voir les dessins animés. Ne supportant plus la tension qui régnait dans la maison, je sortis pour acheter le journal. C’était partout, en première page. Attentat terroriste. Coupure générale. Des pirates. Ils avaient revendiqué la coupure. Ils avaient envoyé des communiqués par courrier à la presse. On pouvait le lire en première page de tous les journaux.
Nous, l’assemblée populaire du 25 juillet, avons pris une décision. Effrayés par l’invasion des moyens de communication favorisant de plus en plus l’individualisme et la solitude, le contrôle des masses et l’absence d’esprit critique, nous avons voté pour la destruction de ces moyens d’incommunication. Ainsi, hier, vous vous êtes tous réveillés sans téléphone, sans internet, sans télévision, sans radio. Nous espérons que cette solution vous permettra de reprendre contact avec vos voisins, et de revenir à une existence plus humaine. Nous sommes citoyens du monde, répandus sur les cinq continents. Nous croyons que vous êtes capables de changer car nous avons encore foi en l’être humain. Nous refusons les illusions que nous vend la publicité. Nous voulons revenir aux belles choses de la vie réelle…
Des terroristes ! Des putains de terroristes ! Les satellites étaient devenus fous. Les journalistes avaient du mal à obtenir des informations, sans outils de communication. D’après ce qu’ils savaient, la coupure était mondiale. Cela s’était passé partout. L’article ajoutait que les gouvernements faisaient tout leur possible pour remettre les choses en ordre mais que pour le moment on ne savait pas combien de temps allait durer la panne. Un acte terroriste. Je n’arrivais pas à y croire. Je voulais appeler ma femme pour lui dire. Pas de réseau. J’avais déjà oublié. Toutes mes habitudes étaient bousculées. Sur le chemin du retour, je réfléchis à ce que pouvaient devenir nos vies sans la télévision, sans internet, sans portable. Impossible. Absurde. Impensable. Incroyable. Combien de temps ça allait durer? Des familles entières se promenaient, ou plutôt erraient dans les rues, sans but, sans sourire. Les enfants pleurnichaient. Comment pouvait-on faire quelque chose d’aussi cruel? Priver les gens de leur divertissement. De leur contact avec le monde extérieur. De la magie de la fiction. De leur évasion quotidienne loin de l’enfer de la réalité.
Le lendemain, le temps passait lentement. Chaque minute semblait être une heure. Chacun dans la maison s’ennuyait et tenter de combler le vide comme il pouvait. Ma femme cuisinait sans cesse. Les enfants se disputaient. Je buvais des bières et fumais clope sur clope. En début d’après-midi, je décidai d’emmener les enfants à la bibliothèque. Je n’étais pas le seul à avoir eu cette idée. Il y avait la queue à l’entrée. A l’intérieur, les rayons étaient dépouillés. Je n’arrivais pas à croire ce que je voyais. Les gens s’arrachaient les livres. Inimaginable. C’était pareil dans les librairies, dans les kiosques à journaux. Les jeux de société, les jeux de cartes avaient un succès incroyable. Des centaines d’hommes et de femmes envahissaient les terrains de sport. Chacun remplissait le vide qu’avait laissé la télé comme il pouvait. Les gens lisaient. Dans les parcs. Dans les cafés. Sur les places. Sur les balcons. Ma femme décida de reprendre un livre qu’elle avait abandonné depuis plus de cinq ans.
Pourtant, les visages demeuraient fades. Les gens s’ennuyaient. Du moment que la coupure était temporaire, nous l’acceptions, résignés. Cependant, petit à petit, l’idée grandissait dans nos têtes. C’était définitif. Ça serait toujours comme ça. Certains jetaient leurs télés par la fenêtre, désespérés. Certains avaient réussi à s’adapter, mais la majorité demeurait dans un état de choc. Au bout de quelques semaines, ils n’avaient plus la patience de lire. Les jeunes, inoccupés, devenaient violents. Le vandalisme augmentait. Les bars étaient pleins mais silencieux. Comme si la coupure avait supprimé tous les sujets de conversation. On ne parlait pas de la coupure. Elle était omniprésente mais on évitait de l’évoquer. A l’heure des matchs de foot, les hommes levaient les yeux vers l’écran éteint avec regret. Les clubs de foot officiels devenaient amateurs, sans la publicité et les sponsors pour payer les joueurs.
À la maison, la télé était restée à sa place, au milieu du salon. On avait aussi gardé celle de la chambre. Parfois, dans un moment d’inattention, le vieux réflexe revenait et mon doigt se tendait vers le bouton. Mais jamais rien. L’espérance, petit à petit, avait laissé la place à la monotonie, à la morosité. Les ventes d’antidépresseurs explosaient. La vie passait, heure après heure. Le temps était long. Chaque seconde paraissait une éternité. Jour après jour, le journal annonçait toujours plus de suicides, de meurtres, de viols, de violence. Les hommes devenaient aigris, ne se parlaient plus, ne se regardaient plus.
Je buvais de plus en plus. En me réveillant, j’ouvrais une canette de bière, pour ne plus penser à tout le temps à remplir de chaque nouvelle journée. Sans moyens de communication, tout s’était ralenti. Je n’avais plus de sujet de conversation. Cigarette après cigarette, bière après bière, les journées passaient. Après un mois, j’ai abandonné les parties de cartes avec mes amis, toutes pareilles. Je passais mes journées à la maison et au bar. Mon patron m’avait viré car la crise économique due à la panne l’avait ruiné. Il ne pouvait plus payer la moitié de ses employés. Ma femme ne me supportait plus. Depuis la panne, nous faisions l’amour beaucoup plus souvent, mais sans passion, seulement pour passer le temps. Le quatrième mois, elle me quitta, et emmena les enfants. Elle repartit vivre chez sa mère. Je me retrouvais seul, sans rien à faire. Ma vie était devenue un enfer.
Et puis, ce soir là, il y a trois semaines. J’avais passé toute la journée dans le bar. Depuis le départ de ma femme, j’avais commencé à boire encore plus. Nous étions tous là. Sans se parler. Se regardant en vidant nos verres. Nous ne nous connaissions plus. Nous ne nous étions jamais connus. Dans le silence du bar, on entendait seulement les chaises qui se déplaçaient, les verres qui se posaient sur les tables, les bouteilles qui remplissaient les verres. Quand la fille entra dans le bar, j’étais déjà ivre mort. Je ne l’ai pas remarquée tout de suite. Elle parlait avec d’autres jeunes, dans un coin du bar. En allant aux toilettes, mes yeux rencontrèrent les siens. Elle devait avoir une trentaine d’années. Les cheveux bruns, pas très longs. Je ne sais pas pourquoi, elle paraissait différente. C’était comme un rayon de soleil qui ressort derrière de gros nuages. Je ne me souviens plus comment nous avons entamé la conversation. Elle était jolie. Et moi très saoul. Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas ressenti autant d’énergie émanant d’un être humain. C’était magique.
Nous sommes sortis faire un tour. Nous avons marché jusqu’à chez moi, en parlant. Quelle sensation étrange de discuter aussi longtemps. Elle avait toujours quelque chose à raconter, à expliquer. Elle me demandait mon avis. Je n’arrivais pas à trouver mes mots, J’avais perdu l’habitude de parler à un rythme aussi soutenu. En entrant, je jetai un œil sur la télé éteinte. Elle suivit mon regard. Elle n’avait pas cet air de tristesse et d’ennui que nous avions tous. Je lui proposai une bière. Elle accepta. On continuait à parler, assis sur le canapé. Nos visages se rapprochaient de plus en plus. Elle me prit dans ses bras et me serra fort contre elle. Une chaleur étrange envahissait mon corps. Cette nuit-là nous n’avons pas dormi. Nous sommes restés enlacés, faisant l’amour comme jamais je ne l’avais fait avant.
Le matin, elle prépara le petit-déjeuner. Je me rendis compte que je ne lui avais même pas demandé son prénom. Elle s’appelait Maya. Elle partit, mais me fit la promesse de revenir le soir, me demanda de l’attendre. Après avoir rangé la cuisine, je m’assis sur le canapé. J’ouvris une bière. La télé. Je n’avais plus pensé à la télé depuis au moins six heures. Je sortis faire un tour, mais revint rapidement à la maison pour l’attendre. Je restai ainsi, toute la journée, assis dans le canapé, à penser à elle. Le soir, elle ouvrit la porte. Elle me serra contre elle, me racontant mille histoires. La semaine passa à une vitesse fantastique. Chaque heure avec elle me semblait trop courte. Je redoutais toujours le moment où elle s’en allait. Le retour à la solitude. Et j’étais fou de joie quand elle revenait.
Le dimanche soir, nous avions décidé d’aller au restaurant. Nous étions heureux. J’appréciais follement chaque instant passé à ses côtés. J’avais l’impression de redécouvrir la vie, de retrouver mon innocence d’enfant, ma curiosité. En sortant, nous sommes partis faire un tour pour digérer, au bord du fleuve. Après avoir marché un moment, nous nous sommes assis sur un banc. Elle s’est rapprochée de moi. On s’est embrassés. Elle a sorti deux cigarettes, m’en a offert une. Je l’ai regardée dans les yeux. Elle était superbe. Je lui ai demandé comment elle faisait pour être tellement différente. Pourquoi la coupure ne l’avait pas atteinte. Nous n’en avions jamais parlé, comme si ce thème ne faisait pas partie de sa vie, comme si elle n’était pas au courant de ce changement majeur dans nos vies.
Elle me regardait comme si elle hésitait à me parler. J’insistai. Je voulais connaître la vérité. C’est là qu’elle m’avoua son terrible secret. Celui qui allait nous séparer pour toujours. Elle m’expliqua qu’elle avait eu des rêves. Elle refusait le monde tel qu’il était fait. Elle rêvait de pouvoir le changer. De rendre les gens plus heureux. Elle avait découvert une organisation secrète. Des utopistes. Des rêveurs comme elle. Qui étaient convaincus que les moyens de communication modernes allaient déshumaniser la planète. Avant même qu’elle ait terminé, j’avais compris. Elle était avec eux. Avec ceux qui avaient détruit ma vie, ma famille. Tout mon corps était tendu. La rage montait dans mes veines. Mes mains se resserrèrent autour d’elle. Elle cria que je lui faisais mal. Je lui demandais pourquoi. Mais je n’écoutais pas ses réponses. Je me foutais de ses réponses. C’était trop tard. Trop tard. Je la secouais, la traitais de folle. Mes mains entourèrent son cou. Sa figure devint rouge. Elle ne pouvait plus respirer. Je serrai de toutes mes forces. Plus rien ni personne ne pouvait me contrôler. Avant son dernier souffle, elle me dit dans un murmure : « Ils t’ont volé ton âme ». Au sol, il y avait une bouteille de vin vide. Je la saisis et elle s’abattit sur le crâne de la fille. Plusieurs fois. Le sang giclait. Elle s’effondra. Morte. Elle que j’avais aimée. Elle m’avait trahie. Les larmes se mirent à couler. Je me sentais seul.
Quelques instants plus tard, la police arriva. Ils m’arrêtèrent. Je n’arrivais pas à réaliser ce que j’avais fait. Je l’avais tuée. De sang froid. Je restai muet. Les policiers me mirent derrière les barreaux. La vie n’est pas très différente, ici, en prison. Je me sentais déjà emprisonné dans ma vie dehors. Ma femme est venue, quelques fois, pour que je puisse voir les enfants. Elle me regardait avec ces yeux qui ne comprennent pas. Comme si j’étais un monstre. J’étais incapable de lui expliquer, de lui raconter toute l’histoire. Aucune envie de parler. Les enfants avaient peur de moi. Je pense qu’elle ne reviendra plus. Je ne sais pas quand je sortirai d’ici. Pas avant cinq ans. Et sortir pour vivre quoi? Attendre pour me retrouver dans un monde sans couleurs, sans lumière, ennuyeux. On m’a volé mon envie de vivre. Un des autres détenus m’a donné ces pastilles, avec ça je m’endormirai et je ne me réveillerai plus. Ça fait six mois et demi. Tout est allé si vite. Il ne reste plus rien.

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