samedi 29 août 2009

Les yeux de l'autre

Je ne me suis jamais sentie seule. Jamais… J’ai toujours aimé être chez moi, m’occuper de mes affaires, sans penser à rien, ni aux autres. En terrain connu. J’apprécie trouver chaque objet au bon endroit, à sa place… Ça me rassure de connaître les bruits, les odeurs qui m’entourent. Des années… Ça fait des années que je vis seule. Depuis la mort de mon père… Combien de temps déjà ? Huit ans, peut-être plus… Je ne sais pas. Je ne me suis jamais intéressée au temps qui passe. Les jours, les semaines, les mois, les années, sont tous des nuits. Une nuit interminable est toujours pareille. Chez moi, j’aime que ce soit propre. La propreté me calme. Et l’ordre aussi. Chaque semaine, je lave les draps de mon lit. Je les étends. Je les repasse, soigneusement. Je les plie. Puis je les range dans le tiroir du milieu de la commode.

Ce matin, il s’est passé quelque chose. Je voulais laver les draps du fond du tiroir, que je n’utilise jamais, car je les trouve trop épais. J’ai donc sorti tous les draps du tiroir et je les ai posés sur le tabouret. Au fond du tiroir, ma main a buté sur un objet lourd, en bois. Je l’ai sorti et je l’ai tâté avec les doigts. C’était une boîte. J’ignorais son existence. C’était la première fois depuis très longtemps qu’on objet nouveau apparaissait dans la maison et j’étais très étonnée. Comment cette boîte avait-elle pu arriver là ? Devant cet objet inconnu, apparu soudainement dans mon petit monde, venu de nulle part, j’ai pris peur, je ne savais pas comment réagir. Je n’osais pas l’ouvrir. J’ai laissé la boîte sur la table et j’ai lavé les draps. Je les ai étendus, repassés, pliés, rangés. J’hésitais à remettre la boîte avec eux, comme si c’était sa place, même si je l’ignorais jusqu’à l’avoir trouvée là… Je l’ai laissée sur la table. Je me suis assise. Peut-être que la boîte était vide… Peut-être qu’il n’y avait rien à l’intérieur, ou rien d’important… De la poussière, des vieilles factures, du matériel de couture… Des bijoux… Des vieilles photos… Sans doute ça doit être quelque chose d’anodin.

La boîte est ouverte. Sur la table. Dedans il y a des enveloppes. Beaucoup d’enveloppes. Ouvertes. Du papier. Des lettres peut-être… Ou des cartes postales. Je les touchais… Comme si le papier allait dévoiler à mes phalanges ses secrets. Je sentais leur odeur de vieux papiers. Après avoir refermé la boîte et remis toutes les enveloppes à l’intérieur, j’ai essayé de penser à autre chose. Impossible. Pas d’obsession. Du calme. Sortir. Prendre l’air, ça me fera du bien, de sentir le vent sur mon visage… Ces papiers n’ont sûrement aucune importance.

Encore une journée de merde. Ils vont pas me rappeler, j’en suis sûr. Jamais je trouverai du boulot. J’en ai marre de galérer. Comme si je pouvais vivre dignement avec mon RMI… Une autre bière… Une clope… Du feu… Où j’ai foutu mon briquet ? J’en demande à la fille d’à côté. Elle fouille dans son sac. Elle me tend une boîte d’allumettes avec un sourire. J’allume la clope. Je lui rends la boîte. Elle la remet dans son sac. Elle commande un autre verre. Du vin blanc. Elle ne me regarde pas vraiment. Ses yeux sont cachés derrière de grandes lunettes de soleil. Elle me demande si je vis dans le quartier. Si je cherche un petit boulot. Lire des lettres à voix haute. C’est tout ? Oui, c’est tout. Pendant combien de temps ? Une heure ou deux… Peut-être un peu plus. Vingt euros de l’heure. Ça sent l’arnaque. C’est trop bien payé. Et cette fille a l’air louche avec ses lunettes de soleil. Je lui demande pourquoi tant d’argent juste pour lire des lettres. Elle enlève ses lunettes. Je regarde ses yeux. Ils sont voilés. Sur le coup je me sens un peu effrayé. Elle est aveugle. Elle me demande quand je suis disponible. Demain. En fin de matinée. Elle m’invite à manger. D’accord. Je n’arrive pas à deviner son âge… Elle a remis ses lunettes noires. Elle finit son verre d’une gorgée, paye pour elle et pour moi et sort du bar.

Impossible de dormir… Toute la nuit, je me suis tournée et retournée dans mon lit. Ces lettres me tracassent. Je déteste quand quelque chose vient troubler mon quotidien si tranquille. Vers quatre heures, je me suis levée. J’ai allumé la radio. Et une cigarette. Les infos. M’enfermer dans la misère du monde pour oublier un peu mes tracas absurdes… Tout à l’heure il viendra. Le mystère de ces lettres s’éclaircira et je pourrai penser à autre chose. Il avait une voix jeune. La trentaine peut-être… J’espère qu’il ne sera pas en retard… J’espère qu’il viendra. Il avait l’air de trouver ça un peu bizarre. Que peuvent bien contenir ces lettres ? Une autre cigarette…

La fille ouvre la porte. Elle ne porte pas ses lunettes de soleil. Elle me fait entrer. La maison est très propre, parfaitement rangée. Rien qui dépasse. C’est sombre… Mais bon, elle s’en fiche… Pour elle c’est pareil… Une bière. Elle a de longs cheveux bruns. Des hanches fines. Elle va vers le frigo, l’ouvre, et en sort une bière. Elle fait ça comme si elle voyait. Elle n’a pas de canne, rien. Elle connait cet espace par cœur. Elle me tend une cigarette avec un sourire un peu crispé. J’ai l’impression qu’elle me voit… Elle sait exactement où je suis. C’est bizarre cette sensation de regarder quelqu’un qui ne peut pas te voir, qui ne sait pas à quoi tu ressembles… Elle me propose de manger et de regarder les lettres ensuite. Elle bouge avec une facilité étonnante. Elle sait exactement où est chaque objet. Je bouge la bouteille vide sur la table pour voir sa réaction… Elle tâtonne un peu mais finit par l’attraper. Elle pose les couverts sur la table. Je ne me lasse pas de la regarder, elle m’intrigue terriblement. On mange. Silence. Banalités. Elle me demande si je vis ici depuis longtemps. Elle me dit qu’elle a toujours vécu dans cette maison. Le café. La boîte posée sur la table… Je l’ouvre.

― Il y a des enveloppes.
― Ce sont des lettres ? À qui sont-elles adressées ?
― À Amélie Desmarais. L’adresse, je crois que c’est celle de cette maison.
― De qui viennent les lettres ?
― Elles viennent toutes de Barcelone, mais le nom de l’expéditeur n’apparait pas sur les enveloppes.
― Elles datent de quand ?
― Pas d’hier… 1972, celle-là de 1976… Dans l’ensemble, entre 1971 et 1979.
― D’accord. Vous pouvez me lire la première, la plus ancienne ?
― Oui, bien sûr.

Ma chère Amélie,
J’ai été très heureuse de recevoir votre lettre, et de savoir que vous allez bien. Vous me manquez déjà. Ces quelques jours en votre compagnie sont de ceux qui ne s’oublient pas.
D’un autre côté, je dois admettre que ces quelques mots de votre part ont semé la pagaille dans ma tête. Vos yeux profonds me sont revenus en mémoire, et aussi votre façon de rire. Je me suis rappelée de nos longues promenades dans les rues de Barcelone.
Ici, la vie continue. L’exposition a du succès. J’ai l’impression que votre peinture réconcilie le monde avec l’art abstrait. La puissance des contrastes, la lumière. Chaque fois que je regarde une de vos toiles, un vertige infini m’envahit. Et en même temps, cette puissance que vous donnez à la matière, brute, presque sauvage.
J’espère avoir l’occasion de vous revoir bientôt.
Je vous embrasse.
A. R.

Silence. Je la regarde. Elle a l’air perdue dans ses pensées. Je n’ose pas parler. Je n’ai aucune idée de ce que cette lettre peut représenter pour elle, mais visiblement, ça la touche. Qui est Amélie ? Quelqu’un de sa famille ? Sa mère ? Sa grand-mère ? Sa sœur ? Une amie ? Elle-même ? Je ne connais même pas son nom. C’est pas vraiment le moment de lui demander comment elle s’appelle… Je lui demande si elle veut que je lise la lettre suivante. Elle ne répond pas. Après un long silence elle me dit que c’est fini, qu’elle n’a plus besoin de moi. Elle me demande combien de temps je suis resté chez elle. Elle me donne cinquante euros. Je lui donne mon numéro, si elle a encore besoin de moi, elle peut m’appeler, n’importe quand. Elle semble le retenir de mémoire. Je lui demande son prénom. Manon. Je prends mon manteau et je rentre chez moi. Cinquante euros. J’ai pas perdu mon temps. Manger et lire une lettre… Ça valait le coup. C’était étrange. Jamais je n’avais côtoyé une aveugle avant aujourd’hui. En lisant la partie de la lettre sur la peinture, je pensais à elle. Elle ne peut pas voir la peinture. Elle ne connait pas les couleurs. L’idée d’art abstrait même ne représente rien pour elle. Elle est aveugle de naissance ? Un accident peut-être… Bon, ça n’a pas d’importance, ce soir des bonnes bières et un film pour fêter ça. Cinquante euros. C’est toujours ça.

Une cigarette. Une autre… Maman. Je peux encore sentir ton odeur. La douceur de ta peau. Les courbes arrondies de ton visage. Ton rire. Les autres ont des photos… Moi je n’ai que des souvenirs. Des sensations. L’odeur du linge propre… Maman. Où es-tu ? Qui est ce A. R. ? Un amant ? Maman… Tu m’as tellement manqué… Tu me manques tellement. Pourquoi tu nous a abandonnés comme ça ? J’en ai marre d’être toute seule… Maman… Une cigarette… Un verre de vin… A. R. ? Qui c’est ? Pourquoi j’en ai jamais entendu parler ? Et puis bon, qu’est-ce que ça peut faire… Mais pourquoi ces lettres, là… Dans cette boîte. Il faudrait les lire toutes… Mais à quoi bon ? Retrouver maman ? Et puis, je suis pas sûre de vouloir savoir le reste… Après tout, ça me regarde pas… Je veux pas savoir… Mais j’ai toujours voulu savoir… Je ne sais pas.

― Allo ?
― Bonsoir, c’est Manon. Je vous dérange ?
― Non, pas du tout. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
― Je souhaiterais que vous lisiez les autres lettres. Quand êtes-vous disponible ? Demain ? La semaine prochaine ?
― Demain, si vous voulez. Même ce soir, à la limite… J’ai rien de prévu.
― Ah ? Très bien. Vous pouvez arriver à l’heure que vous voulez, je serai à la maison.
― Bien. Vers sept, huit heures je serai là. Vous pouvez compter sur moi.
― Merci infiniment. J’apprécie vraiment votre disponibilité.
― Pas de problème. À tout à l’heure.

Qu’est-ce qu’elle peut avoir dans la tête ? J’ai senti, à sa voix, que c’était urgent. Elle s’est laissée dévorer par la curiosité. Elle ne pouvait pas attendre. Qu’est-ce que cette lettre avait de si exceptionnel ? Pourquoi j’ai accepté si vite ? Je crois qu’en fait j’attendais son coup de fil… Mais qu’est-ce qui me plait chez cette fille ? Le mystère qui l’entoure ? Son corps ? Le fait qu’elle ne puisse pas me voir ? Au moins pour une fois je passerai pas ma soirée à regarder la télé… Est-ce qu’elle regarde la télé ? Quel imbécile. Regarder… Elle ne regarde pas. Tout court. Il n’y avait pas de télé dans le salon. Peut-être qu’elle écoute la radio… Et quand elle rêve ? Est-ce qu’elle rêve ? Est-ce qu’elle voit dans ses rêves ? Tellement de questions… Comment elle reconnaît le jour de la nuit ? Comment elle m’imagine ? Elle ne sait pas comment est mon visage, mon corps… Elle ne connait que ma voix.

Très chère Amélie,
Je pense à toi sans cesse. Aux courbes de tes seins. De tes hanches. Je meurs d’envie de te voir. Ta lettre m’a fait pleurer d’émotion. C’est tellement clair dans ma tête. Je n’ai qu’une envie, c’est d’être à tes côtés. Je ne peux plus toucher mon mari, j’en suis incapable. À présent, on fait chambre séparée.
Le week-end dernier, j’ai vu une exposition fantastique de Rothko. Ses grands formats colorés m’ont rappelé tes toiles. Je me suis laissée envahir par les contrastes de couleurs.
Je suis heureuse que ton accouchement se soit déroulé sans problèmes. En même temps, je me sens si triste. Triste de te voir au milieu de ta famille, si loin d’ici, si loin de moi. Je me sens seule sans toi. Les autres, les gens d’ci ne m’intéressent pas. Je ne pense qu’à tes yeux. Je t’aime Amélie. Je t’aime tellement. Tes lettres allument un feu ardent en moi.
Je t’embrasse tendrement.
Alicia.

Amélie,
Je n’ai pas reçu de réponse à ma dernière lettre. Ça me met en rage contre moi-même. Je n’ose pas t’appeler. J’ai l’impression que je ferais mieux de t’oublier. Comment j’ai pu y croire ? Je me sens idiote. Je suis désolée. J’ai envie de mourir. La vie ne vaut plus la peine sans ton amour. Je me sens déchirée.

Les mots, les lettres s’enchainent. Les uns après les autres. Cette femme… Alicia… Jamais entendu parler…Qui est-elle ? Elle était si amoureuse de ma mère… Et maman ? J’aimerais tant savoir ce qu’elle lui répondait… Ce vide entre chaque lettre est insoutenable… Maman aimait-elle cette femme ? J’aime bien la voix de ce type… C’est étrange, cette voix d’homme qui lit des phrases de femme… Papa savait-il tout ça ? Connaissait-il l’existence de ces lettres ? Connaissait-il cette Alicia ? Il ne m’en a jamais parlé…Même longtemps après la disparition de maman. Il m’a toujours dit qu’il ne savait pas. Qu’elle était partie en voyage. Qu’elle reviendrait… Maman vit-elle encore ? Est-elle partie rejoindre cette femme ? Peut-être qu’elles sont ensemble, quelque part. Peut-être que je reverrai maman grâce à ces lettres, que je retrouverai sa trace… Non. Je ne veux même pas y penser. Il n’en est pas question. Je ne lui pardonnerai jamais. Jamais.

Ma belle Amélie,
Tu ne peux pas t’imaginer à quel point je suis heureuse. L’idée de ce voyage à Rome avec toi me remplit de joie. Se retrouver à nouveau nues, l’une contre l’autre. Faire l’amour. Te serrer dans mes bras. J’en rêve, j’en fantasme depuis si longtemps.
Ma chérie, les mois sans toi sont si longs. Hier, j’ai divorcé. Je me sens si libre à présent, c’est une sensation délicieuse. Mais ton absence me fait souffrir. Mon mari a gardé l’appartement. J’ai trouvé un grand studio, très lumineux. Il te plairait. Je suis sûre que tu adorerais peindre ici.
Merci pour les photos que tu m’as envoyées. Ta fille est adorable. Quel dommage, quelle tristesse. Jamais elle ne pourra admirer tes peintures.

Quels moments agréables passés auprès de toi, dans cette magnifique ambiance italienne. Je suis allée de surprise en surprise. Je crois que c’étaient les plus beaux jours de ma vie. Ta chaleur, ta douceur m’ont comblée.
Il me tarde de te revoir.
Tu me manques.
Alicia.

Elle ne dit rien. Je continue. Chaque fois que je m’interromps, elle me demande de continuer à lire. Pourtant, je vois bien que chaque mot, chaque phrase, la fait frémir, la bouleverse. Je lis les lettres les unes après les autres. À présent, je sais qui est Amélie… Par ces lettres, j’ai l’impression d’entrer dans l’intimité de ces deux femmes. Au plus profond de leurs secrets. Je les sens s’aimer, déchirées entre leur devoir familial et leur amour atypique. Une bouteille de whisky sur la table. Le cendrier commence à être bien rempli… Et cette femme, aveugle, suspendue à mes lèvres, à ma voix. À ces mots qui sont tous des boulets de canons qui ont l’air de défoncer son cœur. Il doit être déjà assez tard. Peut-être onze heures. De toute façon, je n’ai rien de mieux à faire. Et ces lettres sont comme un feuilleton dont on meurt d’envie à chaque fois de connaître la suite.

― Dans celle-là, il y a une photo. Vous voulez que je vous la décrive ?
― Oui, s’il vous plait.
― Il y a deux femmes, devant un monument en ruines. Elles sont toutes les deux brunes. L’une a des cheveux très courts. L’autre les a longs et bouclés. Elles se tiennent par la taille. Elles sourient.
― Comment est la femme aux cheveux courts ?
― Plutôt jolie. La quarantaine je dirais. Très fine. Elle porte un jean et des chaussures à talons. Un chemisier blanc. De grandes boucles d’oreilles.

Ça fait deux mois que je n’ai aucune nouvelle. Je commence à m’inquiéter. J’espère qu’il ne t’est rien arrivé. C’est insupportable, de ne pas pouvoir t’appeler. J’espère que tu m’aimes encore. J’ai tellement peur que tu ne m’aimes plus, que tu m’oublies. Je ne pourrais pas le supporter, je le sais. Je ne me reconnais plus. Je me sens si fragile depuis que je te connais. Je t’aime. Je t’aime à la folie.
Je t’embrasse.
Alicia.

Amélie, ma douce, mi amor,
Ta dernière lettre m’a redonné espoir. Oui. Ce serait tellement beau. J’adorerais vivre avec toi. C’est mon désir le plus profond depuis des années. Rien ne me rendrait plus heureuse.
Mais que vas-tu dire à ton mari ? Et ta fille ? Tu penses l’emmener avec toi ? Je ne veux pas t’apporter des problèmes ma chérie. Je comprends que ce soit compliqué pour toi. Ne t’inquiète pas pour moi. Ne précipite pas les choses. Ça fait des années que je t’attends, ce n’est plus une question de jours pour mois. Prend ton temps.

Mon amour,
Je n’arrive pas à y croire. Enfin, nous allons être réunies. J’espère que tu n’auras pas de regrets. Tu as parlé avec ton mari ? Comment a-t’il pris ta décision ? Quelle a été sa réaction ? Que vas-tu faire avec ta fille ? Enfin, peu importe, l’essentiel c’est que tu viennes me rejoindre.
J’ai tellement envie que tu sois déjà là, de te serrer dans mes bras. La vie est vide, inutile, sans toi. Je me sens si seule quand tu n’es pas là. Je pense sans cesse à toi. J’imagine le moment où je te verrai arriver à l’aéroport, ou à la gare. J’en perds le sommeil.
J’espère que tu ne seras pas déçue d’avoir pris une telle décision, que tu ne te lasseras pas.
À très bientôt Amélie, mon cœur, mon ange.
Je t’aime à la folie.
Je t’embrasse avec passion.
Alicia.

Il me dit que c’est fini. C’était la dernière. Il n’y a rien d’autre dans la boîte… Maman… Où es-tu ? À Barcelone ? De quel droit tu réapparais soudainement dans ma vie comme ça ? Je ne t’ai rien demandé moi ! J’ai appris à vivre toute seule… À cause de toi. J’aurais préféré ne jamais découvrir cette boîte. Ne jamais savoir. Maintenant, impossible de revenir en arrière… En même temps, je voudrais bien que ces lettres continuent… Que cet homme reste là à me lire l’histoire de ma mère… Avoir ma maman à mes côtés un peu plus longtemps, par l’intermédiaire de ces lettres lues… Maman… Papa le savait ? Papa savait pourquoi tu es partie ? Pourquoi il ne m’a rien dit ? Pourquoi personne ne m’a rien dit ? Merde, pourquoi personne ne m’a jamais rien dit ? Et pourquoi tu ne m’as pas emmené avec toi ? Ces lettres ne le disent pas… Je ne le saurai jamais… En voyage…Il me disait… En voyage… Elle reviendra bientôt… Maman… Comment tu as pu me laisser là ?

Elle ne dit rien. Je ne peux même pas savoir ce qu’elle pense. Ces yeux qui n’expriment rien…Sa bouche reste fermée. Son visage est entièrement crispé, tendu. Ses mains tremblent un peu… Elle allume une autre clope… Je n’ose pas troubler son silence. J’essaie de ne faire aucun bruit. De me faire oublier. En même temps, je voudrais la rassurer… Je prends sa main. Elle a les mains froides. C’est étrange, ces lettres m’ont fait entrer dans un monde complètement inconnu. Complètement féminin. Et cette fille… Sa main est toujours dans la mienne. J’aimerais aller plus loin, mais c’est pas le moment. On a à peine parlé de nous… À travers ces lettres, j’ai appris à la connaître. C’est dur, sa mère est partie sans elle. elle l’a abandonnée. Elle m’attire irrésistiblement… Elle ne peut pas voir mon regard qui tombe sur son décolleté, sur ses cheveux, sur ses lèvres… Juste sa main… Si froide… Elle m’attire, mais c’est comme si je n’existais pas. Il est cinq heures du mat déjà.

― Vous voulez que je vous laisse ?
― Non… S’il vous plait, prenez un autre verre… Restez…
― D’accord. Je peux vous poser une question ?
― Oui. Je vous écoute.
― C’est peut-être indiscret mais… vous avez toujours été aveugle ?
― Oui, je suis née comme ça.
― Et les couleurs… Je veux dire… comment vous imaginez les couleurs ?
― Bon, je ne connais pas les couleurs, bien sûr. Je les connais pour ce qu’on m’en a dit. Je sais que l’herbe est verte, et aussi les feuilles des arbres, que la neige et le lait sont blancs, que le sang est rouge, que le ciel est bleu…
― C’est fou… Je ne peux même pas imaginer… Et vos rêves ? Moi, quand je rêve, je vois des images, un peu comme au cinéma… Vous voyez aussi des images dans vos rêves ?
― En fait, dans mes rêves, comme dans mes souvenirs en général, comme dans la vie, j’ai plutôt des sensations, j’entends des voix, des bruits, je perçois l’espace, je sens le monde sur ma peau, sous mes pieds, dans mes mains. Des images… Je ne sais pas vraiment ce que c’est… C’est inimaginable pour moi.

Sa main en dessous de la mienne. Son autre main au dessus de la mienne. Au début, je n’y avais pas vraiment prêté attention. C’était juste un réconfort. Mais là, ça fait un moment que ses mains sont comme ça. Il les maintient, fermement mais avec douceur… Vu les questions qu’il me pose, je pense que c’est la première fois qu’il parle à une aveugle. J’aimerais bien savoir à quoi il ressemble… Toucher son visage. Savoir quelle est la longueur de ses cheveux… J’ai envie qu’il me prenne dans ses bras. J’ai tellement besoin de réconfort. Qu’est-ce qu’il pense de moi ? Il doit me prendre pour une folle… Ses mains… Je pose mon autre main sur ses cheveux… Sur son visage… Il a une barbe de quelques jours. Un nez fin. Ses cheveux sont rasés. Petit à petit, une forme s’associe à sa voix. Il me caresse la joue. Je sens ses doigts qui se promènent sur mes cheveux, qui frôlent mes lèvres.

Sur son lit… Un lit d’une seule place. Son chemisier est ouvert. Un soutien-gorge en dentelle blanc. Ses mains parcourent mon visage, mes épaules, mon dos, mon torse… Elle me touche comme personne ne l’a jamais fait. Elle me touche avec ses doigts, avec ses lèvres, comme une fille normale le ferait avec ses yeux… Elle me déshabille. Je la déshabille. Sa peau est douce. Son odeur de parfum mélangée à celle de la cigarette et du whisky… Je l’embrasse dans le cou. Mes baisers descendent autour de ses seins… Elle tourne sa tête vers moi et me sourit. Je l’embrasse tendrement. Elle m’embrasse, cherche mes lèvres avec les siennes. Ma main remonte le long de sa jambe, se glisse sous sa jupe… Elle ne parle pas… C’est presque gênant… Mais ses gestes parlent pour elle. Elle se contente de me caresser, de me baiser, de me sentir… On est complètement nus… Les caresses se font plus intenses… Son corps m’attire irrésistiblement… Sa peau a une couleur merveilleuse… Je l’embrasse partout… Ma langue parcourt l’étendue de sa peau… Elle est au dessus de moi, collée contre moi, mon sexe en elle…

Maman… J’ai froid… Je suis nue… Seule… Et cet homme. Où est-il ? Quand je me suis endormie, il était encore là, tout contre moi… Ses bras autour de moi… Moi au milieu de ses bras… Le lit est trop froid… L’odeur du tabac froid, dans toute la maison… La table… Tout est froid… Trop froid… Glacial… La bouteille… Vide… Les lettres… Éparpillées sur la table… Je les déchire… Je les jette sur le sol… Je les mords… Je les froisse… Ma tête… Maman… Il est parti… Déchirer ces bouts de papier… Vider toute ma colère… Ma peine… Peut-être qu’il reviendra… Peut-être pas…Pourquoi on m’abandonne toujours ? Est-ce que je suis juste un déchet ? Un truc qui sert à rien, qu’on jette au bord de la route… Merde ! Je déteste cette boîte ! Le déséquilibre… Les doutes… Les questions… Peut-être qu’il est sorti acheter le pain… Peut-être qu’il reviendra… Ma tête… Maman… Peut-être… Des nausées… Une cigarette. Un café. Des papiers déchirés.

vendredi 14 août 2009